24 July 2006

Le rôle des intellectuels

Je viens de lire quelque chose qui m'a vivement intéressée dans 'Le Monde Diplomatique'. Les écrits ne sont pas nouveaux, mais ils permettent, en tout cas à moi, de se repositionner, recaller, recentrer face au monde facétieusement dangereux des media. Si l'intellectuel n'intervient plus, ne fait plus le 'chien de garde' selon l'expression de Paul Nizan, à moi avec mon petit intellect de rester en éveil.
Ce n'est déjà pas si mal.

Presque à propos, j'ai découvert, en France il y a trois semaines, une nouvelle revue qui s'appelle tout bêtement 'Philosophie'. Je n'ai pas cherché d'éventuel site web. Je vais m'y abonner, ça c'est sûr.

En attendant, voici les extraits du Monde Diplomatique:

Nizan : contre les chiens de garde

Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. (Paul Nizan, Les Chiens de garde, réédité par Agone, Marseille, 1998.)

Foucault : l’intellectuel spécifique

Pendant longtemps, l’intellectuel dit « de gauche » a pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice. On l’écoutait, ou il prétendait se faire écouter comme représentant de l’universel. Etre intellectuel, c’était être un peu la conscience de tous. (...) Il y a bien des années qu’on ne demande plus à l’intellectuel de jouer ce rôle. (...) Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital, l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont rencontré là des problèmes qui étaient spécifiques, non universels, différents souvent de ceux du prolétariat ou des masses. Et cependant, ils s’en sont rapprochés, je crois pour deux raisons : parce qu’il s’agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et parce qu’ils rencontraient souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses (les multinationales, l’appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière) ; c’est ce que j’appellerais l’intellectuel spécifique par opposition à l’intellectuel universel. (Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001.)

Bourdieu : l’intellectuel collectif

Nombre de travaux historiques ont montré le rôle qu’ont joué les think tanks dans la production et l’imposition de l’idéologie néolibérale qui gouverne aujourd’hui le monde ; aux productions de ces think tanks conservateurs, groupements d’experts appointés par les puissants, nous devons opposer les productions de réseaux critiques, rassemblant des « intellectuels spécifiques » (au sens de Foucault) dans un véritable intellectuel collectif capable de définir lui-même les objets et les fins de sa réflexion et de son action, bref autonome. Cet intellectuel collectif peut et doit remplir d’abord des fonctions négatives, critiques, en travaillant à produire et à disséminer des instruments de défense contre la domination symbolique qui s’arme aujourd’hui, le plus souvent, de l’autorité de la science ; fort de la compétence et de l’autorité du collectif réuni, il peut soumettre le discours dominant à une critique logique qui s’en prend notamment au lexique (« mondialisation », « flexibilité », etc.), mais aussi à l’argumentation (...) ; il peut aussi le soumettre à une critique sociologique, qui prolonge la première, en mettant à jour les déterminants qui pèsent sur les producteurs du discours dominant (à commencer par les journalistes, économiques notamment) et sur leurs produits ; il peut enfin opposer une critique proprement scientifique à l’autorité à prétention scientifique des experts, surtout économiques.

Mais il peut aussi remplir une fonction positive, en contribuant à un travail collectif d’invention politique. L’effondrement des régimes de type soviétique et l’affaiblissement des partis communistes dans la plupart des nations (...) ont libéré la pensée critique. Mais la doxa néolibérale a rempli toute la place laissée ainsi vacante et la pensée critique s’est réfugiée dans le « petit monde » académique, où elle s’enchante elle-même d’elle-même, sans être en mesure d’inquiéter qui que ce soit en quoi que ce soit.

Toute la pensée politique critique est donc à reconstruire, et elle ne peut pas être l’œuvre d’un seul, maître à penser livré aux seules ressources de sa pensée singulière, ou porte-parole autorisé par un groupe ou une institution pour porter la parole supposée des gens sans parole. C’est là que l’intellectuel collectif peut jouer son rôle, irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes. (Pierre Bourdieu, Contre-Feux 2, Raisons d’agir, Paris, 2001.)

Sartre : ne plus dialoguer avec la bourgeoisie

En 1972, Jean-Paul Sartre explique pourquoi lui, « intellectuel bourgeois », a accepté de prendre la direction d’un périodique maoïste, La Cause du peuple, dont les précédents responsables de publication ont été condamnés. Dès lors que ce journal « ne s’adresse pas au lecteur bourgeois », Sartre doit dénouer cette contradiction.

(...) La bourgeoisie s’est toujours méfiée – à raison – des intellectuels. Mais elle s’en méfie comme d’êtres étranges qui sont issus de son sein. La plupart des intellectuels, en effet, sont nés de bourgeois qui leur ont inculqué la culture bourgeoise. Ils apparaissent comme gardiens et transmetteurs de cette culture. De fait, un certain nombre de techniciens du savoir pratique se sont, tôt ou tard, faits leurs chiens de garde, comme a dit Nizan. Les autres, ayant été sélectionnés, demeurent élitistes même quand ils professent des idées révolutionnaires. Ceux-là, on les laisse contester : ils parlent le langage bourgeois. Mais doucement on les tourne et, le moment venu, il suffira d’un fauteuil à l’Académie française ou d’un prix Nobel ou de quelque autre manœuvre pour les récupérer. C’est ainsi qu’un écrivain communiste peut exposer actuellement les souvenirs de sa femme à la Bibliothèque nationale et que l’inauguration de l’exposition est faite par le ministre de l’éducation nationale.

Cependant il est des intellectuels – j’en suis un – qui, depuis 1968, ne veulent plus dialoguer avec la bourgeoisie. En vérité, la chose n’est pas si simple : tout intellectuel a ce qu’on appelle des intérêts idéologiques. Par quoi on entend l’ensemble de ses œuvres, s’il écrit, jusqu’à ce jour. Bien que j’aie toujours contesté la bourgeoisie, mes œuvres s’adressent à elle, dans son langage, et – au moins dans les plus anciennes – on y trouverait des éléments élitistes. Je me suis attaché, depuis dix-sept ans, à un ouvrage sur Flaubert qui ne saurait intéresser les ouvriers car il est écrit dans un style compliqué et certainement bourgeois. Aussi les deux premiers tomes de cet ouvrage ont été achetés et lus par des bourgeois réformistes, professeurs, étudiants, etc. Ce livre qui n’est pas écrit par le peuple ni pour lui résulte des réflexions faites par un philosophe bourgeois pendant une grande partie de sa vie. J’y suis lié. Deux tomes ont paru, le troisième est sous presse, je prépare le quatrième. J’y suis lié, cela veut dire : j’ai 67 ans, j’y travaille depuis l’âge de 50 ans et j’y rêvais auparavant. Or, justement, cet ouvrage (en admettant qu’il apporte quelque chose) représente, dans sa nature même, une frustration du peuple. C’est lui qui me rattache aux lecteurs bourgeois. Par lui, je suis encore bourgeois et le demeurerai tant que je ne l’aurai pas achevé. Il existe donc une contradiction très particulière en moi : j’écris encore des livres pour la bourgeoisie et je me sens solidaire des travailleurs qui veulent la renverser. (Jean-Paul Sartre, Situations X, Gallimard, Paris, 1976.)

1 comment:

MiKE said...

Chouette phrase d'Umberto Eco à ce propos, parue dans "L'expresso" il y a plusieurs années :

"Le premier devoir des intellectuels est de rester silencieux lorsqu'ils ne peuvent être d'une aide quelconque!"

Dans un passage de cet article, il explique que:

"Les intellectuels sont utiles à la société, seulement dans le temps. Sur le court terme, ils ne peuvent être que des professionnels ou des spécialistes au service d'un parti politique. Dire qu'ils sont utiles dans le temps signifie qu'ils ont travaillé avant et après la survenance d'un évènement sur le sujet concerné."

Cela me rappelle une phrase que j'ai fait mienne depuis déjà longtemps.

"J'ai mis plusieurs années pour apprendre à parler et bien davantage pour apprendre à me taire"

et une autre qui me revient à l'instant:

"Ceux qui parlent ne savent pas et ceux qui savent ne parlent pas!"